Droit de la musique - Pourquoi les juges confondent les régimes de l'auteur et de l'artiste-interprète ? - Suite du commentaire sur l'arrêt du 14 septembre 2022, n°20/13716

Publié le par François PALLIN

Dans un dossier concernant un conflit entre les ayants-droit de l'auteur d'une œuvre musicale et l'éditeur défaillant (comme toujours) que j'avais plaidé, nous avions finalement obtenu gain de cause (c'est-à-dire la résiliation des contrats d'édition aux torts de l'éditeur) sur la base d'un raisonnement juridique totalement erroné de la part des juges, ce qui n'avait pas manqué de me surprendre (et de m'inquiéter).

Les juges établissaient un défaut de reddition des comptes de l'éditeur sur la base d'obligations propres au producteur et donc au contrat de commande de l'oeuvre qui obéit au régime juridique totalement distinct des droits voisins du droit d'auteur, rien à voir avec le contrat d'édition donc !

 

L'éditeur de musique n'est pas responsable des ventes numériques de l'album, c'est le producteur et lui seul qui doit rendre les comptes en la matière.

Donc il y a ici un contresens majeur de la part des juges qui commettent une erreur aux énormes conséquences. Nous voulions la résiliation du contrat d'édition en signalant des manquements relatifs aux redditions des comptes qui sont imputables au seul éditeur, le juge les écarte tous, et finalement nous donne quand même gain de cause en retenant un manquement qui ne relève que du producteur et non de l'éditeur, mais qui in fine justifiera la résiliation du contrat d'édition.

Ca n'a évidemment aucun sens. Pour l'anecdote, la décision n'a pas fait l'objet d'un appel, mais il n'y a pas de doute que la décision aurait été retoquée, encore que...

En appel, aussi, malheureusement on retrouve des confusions de cet ordre, ce qui est très problématique. On en revient à la décision de la cour d'appel de Paris du 14 septembre 2022 (n°20/13713). Autant la décision de 1ère instance était juridiquement carrée, autant là on aperçoit des symptômes inquiétants ne serait-ce que dans les mauvais choix de terminologie.

Exemple :

Pour considérer que ma demande de résiliation du contrat d'édition est prescrite, les juges vont mélanger le régime du droit d'auteur avec celui du droit de l'artiste-interprète (mon client ayant la double casquette).

Et cette confusion des esprits se caractérise déjà dans la terminologie. Lorsque le juge évoque le "contrat de commande", il s'en réfère au "compositeur". OR, le "compositeur" n'est jamais partie au contrat de commande, car le compositeur est un auteur et le seul contrat qui le concerne est le contrat d'édition (contrat de droit d'auteur). Le contrat de commande ne concerne quant à lui que l'artiste-interprète. Déjà, rien que par cet usage erroné des mots on constate que les juges ne maîtrisent pas le sujet, ce qui là aussi entraîne des conséquences très dommageables.

Les juges vont ainsi retenir une prescription de l'action de mon client sur la base d'une obligation du contrat d'édition qui est d'ordre public (l'obligation de reddition des comptes en droit d'auteur est absolue ne peut être contractuellement tempérée) d'une part, et d'autre part qui est annuelle ! Donc la prescription est nécessairement glissante sur les 5 dernières années, et tant que sur les 5 dernières années l'éditeur n'a pas respecté son obligation une année ou l'autre, alors l'action de l'auteur ne peut se prescrire...!

Evidemment dans notre espèce l'éditeur n'avait jamais respecté son obligation de reddition des comptes, de sorte qu'il était totalement indifférent de savoir si l'auteur s'était plaint ou non sur les 5 premières années du contrat... La sanction d'un manquement d'une obligation continue lors de l'exécution du contrat n'a strictement aucune raison de connaître le sort de la prescription (ou alors c'est tout le droit des contrats qu'il faudrait revoir de fond en comble, et partir du principe qu'à défaut de contestation les 5 premières années, les parties pourront faire ce qu'elles veulent de leur engagement...).

Mais on en revient à la confusion :  la reddition des comptes en droit voisin n'est pas d'ordre public comme en droit d'auteur (d'où l'importance de bien dissocier ces deux régimes qui ont donc des différences majeures), elle peut donc être conditionnée contractuellement (par exemple décider que les comptes ne sont dus qu'à hauteur d'un certain montant de revenus générés par l'oeuvre). En commettant l'erreur d'appliquer au contrat d'édition les clauses du contrat de commande obéissant à un régime juridique totalement distinct, les juges pouvaient ainsi déclarer l'action de l'auteur prescrite. Une aberration juridique.

Le pourvoi est en route.

Publié dans Chroniques juridiques

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